AU FIL DE LA LITTERATURE
Sont proposées ici quelques belles pages rencontrées dans la littérature d'hier ou d'aujourd'hui concernant la mémoire |
Oublier un nom est une expérience, désagréable ou douloureuse, que chacun d'entre nous a faite un jour ou l'autre. Peu d'entre nous par contre ont eu la plume suffisamment aiguisée pour tenter de décrire et analyser cette expérience et en donner le sens avec autant d'humour. |
PROUST

"A la recherche du temps perdu"
(Coll. La Pléiade - T. II, p.650)
"Une
dame vint me dire bonjour en m'appelant par mon
nom. Je cherchais à retrouver
le sien, tout en lui parlant. Je me rappelais très bien avoir dîné avec
elle, je me rappelais des mots qu'elle avait dits.
Mais mon attention, tendue vers la région intérieure où il y avait ces souvenirs d'elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était là pourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait, et éclairer enfin tout entier. C'était peine perdue, je sentais à peu près sa masse, son poids, mais, pour ses formes, les confrontant au ténébreux
captif blotti dans la nuit intérieure, je me disais: "ce n'est pas cela".Certes mon esprit aurait pu créer
les noms les plus difficiles; par malheur, il n'avait
pas à créer, mais à reproduire. Toute action de l'esprit est aisée si elle n'est pas soumise au réel. Là, j'étais forcé de
m'y soumettre.
Enfin,
d'un coup, le nom vint tout entier: "Madame d'
Arpajon". J'ai tort de dire qu'il vint, car il
ne m'apparut pas, je crois, dans une
propulsion de lui-même, je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette
dame, et auxquels je ne cessais de demander de
m'aider, je ne crois pas que tous ces souvenirs
voletant entre moi et son nom, aient servi en
quoi que ce soit à le renflouer . Dans ce grand "cache-cache" qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n'y a pas une série d'approximations graduées. On ne voit rien, puis tout d'un coup apparaît le nom exact, et fort différent de ce qu'on croyait deviner. Ce n'est pas lui qui est venu à nous. Non, je crois plutôt qu'au fur et à mesure que nous vivons, nous passons notre temps à nous éloigner de la zone où un nom est distinct, et c'est par un exercice de ma volonté et de mon attention, qui augmentait l'acuité de mon regard intérieur, que tout d'un coup j'avais percé la demi-obscurité et
vu clair. En tous cas, s'il y a des transitions
entre l'oubli et le souvenir, alors ces transitions
sont inconscientes.
« ce travail de l'esprit passant du néant à la réalité, est si mystérieux.. »
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Car
les noms d'étapes par lesquelles nous passons, avant de retrouver le nom vrai, sont, eux, faux, et ne nous rapprochent en rien de lui . Ce ne sont même pas à proprement parler des noms, mais souvent de simples consonnes, et qui ne se retrouvent pas dans le nom retrouvé. D'ailleurs, ce travail de l'esprit passant du néant à la réalité, est si mystérieux, qu'il est possible, après tout, que ces consonnes fausses soient des perches préalables, maladroitement tendues pour nous aider à nous
accrocher au nom exact.
Tout
ceci dira le lecteur, ne nous apprend rien
sur cette dame, mais puisque vous vous êtes si longtemps arrêté, laissez-moi, Monsieur l'Auteur, vous faire perdre une minute de plus pour vous dire qu'il est fâcheux que, jeune comme vous l'étiez, vous eussiez déjà si peu de mémoire que de ne pouvoir vous rappeler le nom d'une dame que vous connaissiez fort bien. C'est très fâcheux, en effet, Monsieur le Lecteur, et plus triste que vous croyez, quand on y sent l'annonce du temps où les noms et les mots disparaîtront de la zone claire de la pensée, et où il faudra, pour jamais, renoncer à se nommer à soi-même ceux qu'on a le mieux connu. C'est fâcheux, en effet, qu'il faille ce labeur dès la jeunesse pour retrouver des noms qu'on connaît bien. Mais si cette infirmité ne se produisait que pour des noms à peine connus, très naturellement oubliés, et dont on ne voulut pas prendre la fatigue de se souvenir, cette infirmité-là, ne serait pas sans avantages. Et lesquels je vous prie ? Hé, Monsieur, c'est que le mal seul fait remarquer et apprendre, et permet de décomposer les mécanismes que, sans cela, on ne connaîtrait
pas.

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« Un homme qui, chaque soir, tombe comme une masse dans son lit et ne vit plus jusqu'au moment de s'éveiller. »
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Un
homme qui, chaque soir, tombe comme une masse
dans son lit et ne vit plus jusqu'au moment
de s'éveiller et de se lever, cet homme-là songera-t-il jamais à faire, sinon de grandes découvertes, au moins de petites remarques sur le sommeil ? A peine sait-il qu'il dort. Un peu d'insomnie n'est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire sans défaillance n'est pas un très puissant excitateur à étudier les phénomènes de la mémoire.
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