D'âge et mémoire
Cet article d'Yves LEDANSEURS souhaitait répondre à l'interrogation sur l'avenir de la mémoire au fil des années : rétrécissement, régression, démence, épanouissement ?
Sa réponse est nuancée. |
II
fut un temps où ne pas travailler, être au chômage, était un accident qui n'arrivait qu'aux autres, ou alors, à ceux qui ne voulaient pas travailler. Aujourd'hui, chacun connaît, proche de lui, un ou plusieurs chômeurs. Chacun, entre 20 et 60 ans, sait qu'il n'est pas à l'abri
du risque.
Vieillir, à une époque pas si lointaine, était un avantage offert seulement à de rares privilégiés. On l'appréciait alors, oubliant facilement les difficultés qui accompagnaient parfois la vieillesse. Maintenant que l'âge s'est démocratisé, chacun de nous connaît, dans sa famille ou proche de lui, une ou plusieurs personnes âgées. Chacun sait que, statistiquement, ses chances d'arriver lui-même à 80,90, 100 ans sont importantes. Une sorte de revendication s'exprime alors comme une évidence: " Je veux bien vieillir dans mon corps, mais à condition que ma tête suive". Et voilà que la peur du mal vieillir, de la perte de mémoire en particulier, fait son apparition, comme une sorte d'envers obligé de la chance, proposée
aux hommes d'aujourd'hui, d'une longue vie.
Essayons de faire le point. Qu'en est-il de notre mémoire lorsque nous franchissons le cap du deuxième demi-siècle? Ces oublis des noms propres qui ne nous reviennent plus lorsque nous les attendons, ces démarches qui s'arrêtent parce que nous ne savons plus pourquoi nous venions de nous déplacer... tout cela est-ce vraiment le signe d'une sorte de détérioration lente et inexorable de notre mémoire? Le terme du processus étant cette détérioration dans les maladies que l'on nous présente parfois à la télévision comme l'issue plus ou moins fatale de nos diminutions ? En un mot, faut-il, en vieillissant, se préparer au pire?
Pas de panique !
Pour une réponse claire à cette interrogation, il faut en priorité que nous sachions bien séparer ce qui relève de l'évolution normale de nos fonctions avec la vie, et ce qui relève de la maladie. Ce n'est pas forcément si simple dans les périodes de crises. Il existe en effet quelques maladies, comme la dépression, qui compromettent la mémoire au moins temporairement. Il y a les maladies de dégénérescence du cerveau qui peuvent nous atteindre autour de la cinquantaine, mais sont finalement plus fréquentes après 75, 80 ans. Elles sont pourtant très rares, et ne touchent finalement pas plus de 5% des plus de 60 ans. Mais le plus grand nombre des personnes qui se plaignent de leur mémoire sont simplement des personnes qui utilisent mal leur fonction mémoire. L'usage, pour toute une vie, d'une fonction humaine, nécessite un peu de savoir faire, beaucoup d'apprentissage, et l'application quotidienne du vieil adage: "Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage...".
On nous a beaucoup dit que notre cerveau était un organe fragile qui, avec les années, se vidait en quelque sorte, en perdant une partie des cellules qui le constituent. Au bout du compte, il apparaîtrait "naturel" de voir nos fonctions mentales se détériorer avec l'âge.
Les médecins et biologistes ne se reconnaissent plus dans ce discours. Ils oublient parfois un peu trop vite que ce fut l'enseignement officiel pendant 100 ans, et que beaucoup de gens continuent à croire ce qu'on leur a appris pendant si longtemps.
Aujourd'hui le message de la biologie est beaucoup plus optimiste. Nous disposons d'un capital de cellules nerveuses tellement considérable qu'il est difficile à apprécier, les chiffres officiels variant généralement entre 30 et 100 milliards. Peut-être s'en perd-il quelques unes en cours de route, mais rien qui puisse justifier une réelle diminution de nos capacités. Nous mourrons sans doute beaucoup plus avec des neurones "chômeurs" qu'avec des neurones surchargés. Nous n'arriverons pas, même en travaillant tous les jours avec assiduité, à épuiser les capacités latentes qui sont à notre disposition. Jusqu'à la fin de notre vie, notre cerveau reste apte à fabriquer de nouvelles synapses, c'est à dire à ouvrir de nouvelles voies de communication pour enregistrer des connaissances nouvelles.
Cellules nerveuses et synapses semblent bien rester d'autant plus en état de fonctionnement que nous les utilisons avec régularité. Notre responsabilité est alors de ne jamais nous arrêter de nous servir de cette prodigieuse capacité qui est à notre disposition.
Une mauvaise circulation cérébrale ne serait-elle pas responsable de nos maux de mémoire ?
Ce sont environ 2000 litres de sang qui circulent chaque jour dans chaque tête afin d'apporter au cerveau tout ce dont il a besoin : nourriture et oxygène. Encore faut-il envoyer à notre tête du sang bien oxygéné. Il ne faut donc pas oublier de respirer, de marcher, de nous livrer à une activité physique quotidienne. Une heure de marche est plus utile à notre mémoire que bien des médicaments oxygénateurs, donnés pour remplacer notre propre autooxygénation.
Notre alimentation doit aussi fournir l'énergie cérébrale. Il est donc important de manger équilibré et varié. Notre ordinateur intérieur saura trouver dans cette variété tout ce dont le cerveau a impérativement besoin, sans que j'aie trop à me préoccuper de lui choisir les ingrédients dont lui sait qu'il a besoin. N'oublions pas non plus que toute activité qui provoque notre intelligence et notre mémoire, déclenche une augmentation de la circulation cérébrale. C'est en utilisant notre fonction mentale: intelligence, affectif, mémoire, que nous augmentons la circulation cérébrale qui fournit à nos cellules nerveuses les aliments dont elles ont besoin. Il nous appartient ainsi, par l'utilisation même que nous faisons de notre mémoire, de lui fournir les aliments de vie nécessaires à sa vie.
Mais, avec l'âge, toute cette machinerie doit bien s'abîmer un peu !
Il ne faut pas confondre changer et se détériorer. Globalement, on peut dire qu'il n'y a aucune raison de parler de détérioration de la mémoire avec l'âge. Nous connaissons tous des personnes très âgées qui nous étonnent par la qualité et la précision de leurs souvenirs. Il n'est que d'évoquer les noms de Denise GREY ou de M. PINAY, pour que chacun reconnaisse qu'il y a bien des gens dont la mémoire ne semble pas atteinte par l'âge.
Mais certaines fragilités apparaissent vite dès que l'on commence à se servir moins souvent de sa mémoire. Par exemple la difficulté à retrouver des noms propres, parfois pourtant bien connus. S'ajoutent à cela des difficultés plus liées à l'âge, comme une plus grande fatigabilité, une certaine difficulté à suivre plusieurs conversations en même temps, une plus grande peine à se concentrer sur ce qui n'intéresse pas vraiment. Il semble que plus on avance en âge, plus il est indispensable d'être intéressé pour retenir. La vraie question étant alors de savoir à quoi nous nous intéressons, qu'est-ce qui suscite notre intérêt, éveille notre curiosité ?
Faut-il faire des exercices pour entretenir sa mémoire ?
Cela ne peut pas faire de mal de faire des exercices, un peu comme la gymnastique quotidienne du matin, exerce notre souplesse. Mais à condition que cela ne remplace pas l'utilisation habituelle de la mémoire dans la vie courante. On peut donner quelques conseils pratiques pour ceux qui veulent se conserver actifs aussi longtemps que possible:
Supprimer nos béquilles :
Tous ces petits moyens que nous utilisons pour ne pas nous servir de notre mémoire. Transformons ces béquilles en un usage systématique de notre mémoire dans la vie quotidienne : téléphoner sans regarder le N° sur son carnet, faire ses courses avec la liste dans la poche et non sous les yeux, retrouver, en donnant du temps à sa mémoire, les noms que l'on cherche, plutôt que de demander aux autres ... Il faut savoir ce que l'on veut. Notre mémoire ne rend que si l'on est un peu exigeant avec elle.
Faire attention :
La majorité de nos soi-disant pertes de mémoire en sont en réalité que des manques d'attention. N'ayant porté qu'une attention très distraite à une conversation, à une émission de télé ou de radio, à l'endroit ou j'ai posé mes lunettes, il est tout à fait certain que je ne peux rien en redire quelques instants ou quelques jours plus tard. Ce n'est pas un problème de mémoire, c'est un problème d'attention. Ou plutôt, ma panne de mémoire est la conséquence très logique de mon manque d'attention.
S'intéresser :
L'intérêt est à la racine de l'attention. Si rien ne m'intéresse, il y a bien des chances pour que je ne retienne rien, et que ma conversation se réduise petit à petit à ces riens de la vie quotidienne : le temps qu'il fait, le repas du midi, et les rhumatismes du printemps. Toutes ces choses ont leur importance, mais ne provoquent en rien notre mémoire. Peu importe l'objet de mon intérêt, il est mobilisateur d'attention et donc de mémoire.
Avoir des projets :
La mémoire s'inscrit d'autant mieux qu'elle est jetée en avant par le projet de redonner ce qu'elle a fixé. Ce livre dont je vais rendre compte à mes amis, ou à mes élèves, cette exposition dont je voudrais faire partager le plaisir à des auditeurs, se fixent d'autant mieux que le projet de les transmettre à d'autres est plus actif.
Mes souvenirs d'hier aussi remonteront d'autant plus volontiers que je les retrouve pour les partager. Une mémoire sans projet est un véhicule sans moteur
"Ne jamais s'endormir le soir avant d'avoir préparé sa petite plage d'enthousiasme pour le lendemain" (Y.E. Victor).
Une mémoire qui vit, c'est une mémoire qui change!
Certes, il n'y a pas deux mémoires identiques, comme il n'y a pas deux intelligences ou deux amours identiques. Chacun vit à sa façon tout au long de sa vie cette capacité qui lui a été donnée de fixer, de transformer, de rappeler. Ce qui est certain c'est que l'on n'est jamais aussi responsable de soi et de ce que l'on devient que lorsqu'on avance en âge, et que l'on franchit les diverses étapes qui nous conduisent vers le grand âge, ce temps où l'on n'est plus que ce que l'on est : finis les titres, les postes, les reconnaissances qui nous venaient de l'extérieur par notre situation sociale. Nous sommes ce que nous sommes, sans plus, devant la vie et devant la mort. C'est un moment extraordinaire de la vie, et une invitation personnelle à plus de responsabilité de soi. Notre mémoire personnelle, unique, est alors le fil rouge qui relie ces divers personnages que nous avons été, dont l'activité s'est déployée sur la ligne du temps. Fonction d'unité, fonction d'identité.
Mais cette fonction unique, est aussi une fonction qui bouge, qui change au fil des ans. "La vie, c'est ce qui pousse" m'expliquait un enfant de 10 ans. Une mémoire qui vit, est aussi une mémoire qui "pousse", peut-être moins en élargissant ses branches qu'en approfondissant ses racines. Elle n'a jamais fini d'apprendre pourvu que le coeur continue à aimer et l'attention à s'exercer. Elle se prend parfois avec l'âge à se retourner plus souvent vers les souvenirs lointains. Elle éprouve alors comme une sorte de besoin de retourner à ces sources lointaines, comme pour s'assurer que c'est bien la même personne aujourd'hui très âgée qui a traversé tant d'histoires et tant d'événements.
Retour à l'enfance ?
Oui, mais au sens profond d'une vie qui se rassemble pour ses derniers pas et ses dernières croissances. Notre mémoire est bien le compagnon fidèle des derniers parcours de la route.
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